1 décembre 2024

Haïti : La surmédiatisation des gangs armés amplifie-t-elle la gangstérisation d’Haïti?

Il existe une littérature scientifique intéressante sur les conséquences de la médiatisation des tueries de masse sur les sociétés occidentales. Une tuerie de masse survient quand quelqu’un se présente dans un endroit public et tue au hasard des gens qu’il ne connait pas personnellement. Le phénomène est assez bien documenté dans les pays occidentaux où il demeure courant. Mais l’intérêt était beaucoup moindre en Haïti puisque le phénomène y était peu répandu. Avec la prolifération des gangs armés des trois dernières années et la médiatisation de leurs horreurs, la problématique devient de plus en plus préoccupante en Haïti aujourd’hui.

Regardons quelques conclusions des recherches sur les tueries de masse tout en essayant de voir comment elles peuvent contribuer à la réflexion sur la réalité haïtienne. L’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ) mentionne qu’à la recherche de notoriété, l’auteur d’une tuerie de masse laisse souvent derrière lui un véritable plan de communication à l’intention des médias. L’objectif est clair : influencer la manière dont l’information rapportant son crime sera traitée.

Pour ce faire, l’assassin prépare souvent des écrits dans lesquels il tente d’insérer son acte criminel dans un continuum rationnel, en décrivant son projet comme un geste ou une mission à inscrire dans une idéologie ou dans un mouvement social ou politique. En Haïti par exemple, la plupart du temps, les chefs de gangs armés reprochent à l’État son manque d’interventions sociales pour se donner une bonne conscience et tenter de légitimer leurs crimes.

S’il est vrai que le public a le droit d’être informé, la médiatisation des tueries fait une large publicité à leurs auteurs et aux « idéaux » de ces derniers. Cette couverture médiatique les met au centre d’intérêt de la population. De nombreuses études démontrent que cette médiatisation engendre des conséquences énormes sur la santé de certains individus et de certaines communautés. La couverture de ces évènements devrait alors tenir compte de l’ensemble des conséquences éventuelles, en particulier celles liées à la contagion et à l’imitation. On parle de contagion d’un phénomène social quand, sur une période de temps donnée, l’on observe une hausse d’évènements similaires à l’évènement initial.

En ce qui a trait à ces tueries de masse, l’INSPQ cite, entre autres, deux études récentes qui démontrent qu’aux États-Unis, lorsqu’une tuerie survient, la probabilité qu’un crime similaire se reproduise dans les deux semaines suivantes augmente. Ces deux études (1) ont été réalisées en 2015 par Sherry Towers et ses coauteurs ainsi que Jason Kissner et des coauteurs en 2016. Ces études confirment qu’une tuerie en milieu scolaire peut entraîner une hausse importante de comportements violents dans d’autres écoles.

On peut parler d’effet d’imitation, de contagion, de copycat ou de mimétisme « lorsqu’il y a reproduction en tout ou en partie d’un phénomène social, indépendamment de la période de temps qui s’est écoulée entre l’évènement déclencheur et l’imitation.», précise l’INSPQ. Les chercheurs montrent qu’une tuerie de masse pourrait avoir été influencée par les démarches préparatoires d’une tuerie survenue il y a des mois, voire des années auparavant. Cela peut être considéré comme une forme de glorification d’un crime passé et de son auteur.

En entrevue à l’émission Tout le monde en parle à Radio Canada le dimanche 12 février 2023, la psychiatre et professeure à l’Université de Montréal Marie-Eve Cotton a dressé un portrait du profil typique des auteurs de tueries de masse. Selon les résultats des études qu’elle a cités, seulement 22 % des auteurs des tueries de masse ont eu un problème de santé mentale : un trouble psychotique, une dépression majeure ou une bipolarité. La criminalité ne peut alors être directement reliée à la maladie mentale. De plus, la quasi-totalité des auteurs des tueries, entre 97 et 98 %, sont des hommes. Or la maladie mentale, rappelle la Dre Cotton, n’est pas plus prévalente chez les hommes que chez les femmes, une autre façon pour elle de prouver que la criminalité n’est pas directement reliée à la maladie mentale.

Il y a donc une grande différence entre le fait d’être en détresse et celui de souffrir d’une maladie mentale. L’intimidation et l’extrême pauvreté sont des situations de détresse mais ne sont pas des maladies mentales, confirme professeure Cotton qui admet que quelqu’un de normal ne saurait commettre une tuerie de masse. Mais cette anomalie ne renvoie pas nécessairement à la folie ou à la maladie mentale. Environ 70 % des auteurs sont des gens isolés avec des problèmes majeurs de consommation de drogue et d’alcool. Généralement, ces gens veulent prendre une revanche contre la société dans laquelle ils évoluent.

L’effet de contagion

Sur chaque cinq tueries de masse, confirme la professeure Cotton, une sixième survient par contagion. On le fait parce qu’on l’a vu à la télé, sur les réseaux sociaux ou parce qu’on l’a entendu à la radio. Dans leur raisonnement à eux, ces tueurs en série préfèrent être un criminel célèbre au lieu d’être un paisible citoyen anonyme. La psychiatre souligne aussi le fait que les hommes consultent moins souvent les ressources en santé mentale que les femmes, ce qui les rend plus vulnérables à la dépression pouvant les conduire à commettre des actes répréhensibles. « Un homme, ça ne pleure pas, ça règle ses problèmes seul, ils ne parlent pas aux professionnels de santé mentale. Cette culture est un véritable frein au traitement des maladies mentales. Les hommes cachent souvent leur détresse psychologique ou la noie dans l’alcool, la drogue, le sexe ou la violence, rendant ainsi la solution de ces problèmes plus difficile », révèle la Dre Cotton.

Outre les médias traditionnels, les criminels utilisent ces jours-ci les réseaux sociaux comme une source d’informations facile d’accès. Très souvent, les réseaux sociaux ont été consultés par les auteurs de tuerie de masse. En Haïti, les criminels les utilisent pour divulguer leurs exploits et construire leur réputation d’assassin notoire. Les médias sociaux peuvent donc jouer un rôle important dans le phénomène de contagion et d’imitation des tueries de masse. Bien que de nouvelles études s’avèrent nécessaires afin d’élucider le mécanisme à travers lequel la couverture médiatique d’une tuerie entraîne un phénomène de contagion, l’hypothèse demeure très plausible et tend à être confirmée par les études existantes.

L’INSPQ l’affirme sans ambages : « la médiatisation des tueries de masse pourrait influencer le passage à l’acte d’un auteur potentiel en lui fournissant un script guidant un éventuel motif, les démarches préparatoires, ainsi que le comportement à adopter lors de la tuerie.» Cela peut donc conduire à une spirale de crimes qui se propagent par contagion ou imitation. En Haïti, il faudrait étudier la relation qui existe entre les premières tueries, leur médiatisation et la multiplication d’autres actes criminels similaires.

La médiatisation des tueries influe aussi sur le sentiment d’insécurité et l’augmentation de la détresse vécus par la population. « Une médiatisation détaillée, répétée ou en continu, des tueries de masse pourrait avoir pour conséquence de générer une augmentation non fondée de l’inquiétude qu’un acte violent se produise dans un endroit traditionnellement perçu comme sécuritaire. La médiatisation de ces tueries pourrait donc créer ou amplifier un sentiment d’insécurité en menant le public à surestimer le risque qu’un tel évènement ne survienne », précise l’INSPQ.

De nombreuses études, poursuit l’Institut, démontrent qu’une exposition indirecte à la violence à travers les médias d’information peut favoriser l’apparition de symptômes associés à un état de détresse chez certains individus de la population ou d’une communauté. Les enfants demeurent beaucoup plus vulnérables à ce type de conséquences des violences médiatisées, de même que les adultes ayant souffert de stress aigu ou de trouble de stress posttraumatique dans le passé. On parle dans ces derniers cas de retraumatisation causée par la médiatisation.

En Haïti, la médiatisation des actes criminels conduit à une banalisation du crime qui peut amplifier le processus de gangstérisation et rendre la pacification future du pays encore plus difficile.

Thomas Lalime
thomaslalime@yahoo.fr

(1) Kissner Jason. 2016. “Are Active Shootings Temporally Contagious? An Empirical Assessment,” Journal of Police Criminal Psychology, 31 (1): 48-58. Towers, Sherry, Andres Gomez-Lievano, Maryam Khan, Anuj Mubayi, et Carlos Castillo-Chavez. 2015. “Contagion in Mass Killings and School Shootings,” PLOS ONE.

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