Par Christian Poinvil:
Mercredi 04 Août 2021.-
Un an après l’explosion meurtrière dans le port de Beyrouth, et malgré l’ampleur de ce drame qui a traumatisé le Liban, personne n’a été traduit en justice et l’enquête n’avance pas,elle est freinée par la politique.
Le 4 août 2020, des pompiers ont été envoyés sur le port pour éteindre un incendie. Après 18H00 (15H00 GMT), l’explosion a fait 214 morts et plus de 6 500 blessés, dévastant des quartiers entiers de la capitale.
Cette même nuit, les autorités ont attribué le drame à 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, abandonnées “sans mesure de précaution” pendant plus de six mois au port.
Un an plus tard, l’opinion publique attend toujours les conclusions de l’enquête libanaise et dénonce des ingérences politiques qui pourraient saboter l’affaire. Des zones sombres persistent et les mêmes questions restent sans réponse.
Qu’est-ce qui a causé cette explosion? Pourquoi le nitrate a-t-il été abandonné dans le port malgré les dangers ? Qui était au courant des dirigeants politiques et sécuritaires ?
Certains craignent que justice ne soit jamais rendue dans cette affaire. Le juge d’instruction Tarek Bitar cherche à inculper plusieurs anciens ministres et hauts fonctionnaires, mais l’immunité qui les protège du fait de leurs responsabilités ralentit le déroulement de la procédure.
"Ils essaient juste d'échapper à la justice", a déclaré l'avocat Youssef Lahoud, qui représente plus de 1 000 victimes de l'explosion.
Malgré les obstacles, l’enquête est “terminée aux trois quarts”, a indiqué à l’AFP une source judiciaire proche du dossier. Bitar espère annoncer ses conclusions “d’ici la fin de l’année”.
- Le cargo plein de nitrate – En novembre 2013, le navire “Rhosus”, battant pavillon moldave, qui avait quitté la Géorgie pour le Mozambique, a fait escale à Beyrouth avec à son bord une cargaison de nitrate d’ammonium. A cette époque, et à la suite d’un obscur procès contre son propriétaire, le navire est immobilisé. La cargaison a été déchargée en 2014 et stockée dans l’entrepôt numéro 12, mal entretenu. Abandonné, le “Rhosus” a fini par couler en 2018. Une entreprise privée mozambicaine, Mocambique Explosives Factory (FEM), a déclaré à l’AFP en 2020 qu’elle avait effectivement commandé du nitrate d’ammonium à la Géorgie en 2013, mais que la cargaison n’avait jamais été livrée. Selon Lahoud, l’enquête a révélé l’identité de plusieurs parties impliquées, dont le nom du propriétaire de la compagnie maritime en charge du transport de la cargaison et le nom de la banque mozambicaine qui a financé l’opération. “Le tribunal a déterminé les responsabilités concernant la partie qui a transporté le nitrate d’ammonium à +Beyrouth, et les raisons pour lesquelles il a été déchargé, comment il a été stocké, pourquoi il n’a pas été détruit ou envoyé” à l’étranger, ajoute-t-il. “Mais l’enquête n’a pas encore déterminé si d’autres parties étaient à l’origine du voyage à Rhosus”, a déclaré Lahoud, faisant référence à des pays ou des groupes étrangers. L’enquête locale comprenait également des articles de presse établissant des liens présumés entre trois hommes d’affaires syriens et russes avec la société Savaro Limited, spécialisée dans le commerce de produits chimiques et mandatée par la firme mozambicaine. Savaro Limited a une adresse à Londres, mais l’identité de ses véritables propriétaires n’est pas connue.
- L’étincelle – Le “point faible” de l’enquête, selon Lahoud, est le fait que la cause de l’explosion n’a pas encore été déterminée. Était-ce le feu ? “Si tel était le cas, comment cela a-t-il commencé ?“, s’interroge l’avocat, pour qui rien ne peut exclure la possibilité d’un “sabotage” ou d’une “attaque”. Immédiatement après le drame, des sources sécuritaires ont évoqué des travaux de soudure qui auraient pu provoquer l’incendie. Mais certains observateurs ne sont pas convaincus. Le juge Bitar veut procéder à une reconstitution des événements sur le site de l’explosion pour déterminer les raisons de l’incendie. Il a également sollicité la coopération de plusieurs pays sur la question de l’origine de la cargaison, et contacté par exemple la France, les Etats-Unis et l’Italie pour obtenir des images satellites du port, espérant voir ce qui s’y passait le 4 août 2020. La France affirme qu’elle n’avait pas de satellites au-dessus du Liban le jour de l’explosion, selon des sources judiciaires. L’absence de telles images empêche également que certaines quantités de nitrate d’ammonium aient été discrètement retirées du gisement ces dernières années, ajoute Lahoud. Car, selon les experts, et compte tenu de l’ampleur de l’explosion, la quantité de nitrate d’ammonium dans le port aurait dû être de quelques centaines de tonnes, et non 2 750 comme initialement annoncé.
- “Ils étaient au courant” – Si les autorités ont toujours catégoriquement rejeté toute enquête internationale, la France a lancé son propre procès puisque plusieurs de ses citoyens figurent parmi les victimes. Mi-juin, une cinquantaine d’Oeneges ont appelé à une enquête de l’ONU, citant “des ingérences politiques flagrantes, l’immunité des hauts dirigeants politiques” et des “violations de la procédure régulière”. L’ancien juge d’instruction n’avait-il pas été interpellé en février après avoir provoqué un scandale de classe politique en accusant Hassan Diab, le premier ministre démissionnaire, et trois anciens ministres ? Pour une grande partie de l’opinion publique, c’est toute la République qui doit rendre des comptes. Le 20 juillet 2020, quelques jours seulement avant le drame, le président Michel Aoun et Diab avaient reçu un avertissement des services de renseignement. Dans un rapport interne consulté par l’AFP, préparé plusieurs mois avant l’explosion, l’Agence nationale de sécurité libanaise a noté que le dépôt contenait des “matières dangereuses” et a mis en garde contre le risque qu’un “énorme incendie” puisse presque détruire le port”. Aujourd’hui, Hassan Diab est inculpé et 18 personnes sont détenues dans le cadre de cette affaire, dont le directeur des douanes, Badri Daher, et le directeur du port, Hassan Koraytem. Le juge Bitar a appelé le Parlement à lever l’immunité de trois députés qui occupaient des postes ministériels – Ali Hasan Khalil (Finances), Ghazi Zaayter (Travaux publics et transports) et Nouhad al-Machnouk (Intérieur) – pour les poursuivre. Il veut également inculper des agents du renseignement. Selon une source judiciaire, les accusations concernent des responsables “dont il a été vérifié, par des documents et des témoins, qu’ils étaient au courant de la présence de nitrate d’ammonium et de ses dangers”.
Fernandolive Ayiti.