Il est des décisions publiques qui, à force de prétendre défendre l’intérêt général, finissent par trahir les intérêts privés qu’elles servent en silence. Telle est la circulaire n°001 du 25 mars 2025, par laquelle le ministère de l’Économie et des Finances, sous la plume d’Alfred Metellus, interdit l’importation de marchandises par voie terrestre via la République Dominicaine. En surface, un souci affiché de sécurité nationale. En profondeur, une manœuvre économique habile, mais moralement révoltante.

J’ai écouté avec attention l’extrait diffusé par la station Magik9. Le ministre Metellus, dans un exercice de rhétorique maladroite mais tenace, y tente de justifier l’injustifiable. Il présente la mesure comme un rempart contre l’insécurité. Selon lui, les gangs armés rançonnent les conteneurs circulant sur les routes nationales, y prélevant près de cent millions de dollars par an. L’État, affirme-t-il, n’aurait eu d’autre choix que d’interdire ce mode d’importation, devenu source de financement pour les criminels.
Mais cette démonstration soulève plus de doutes qu’elle n’apporte de réponses. D’abord, toutes les armes ne transitent pas par la route. Elles arrivent par les ports, parfois dissimulées dans des cargaisons légales, souvent avec la complicité passive ou active de certains douaniers. Si la priorité était réellement de couper les vivres aux bandes armées, il aurait fallu surtout orienter l’attention vers les ports. C’est là que se joue la partie la plus sensible de la sécurité nationale. C’est là que se brisent ou se cimentent les véritables frontières du chaos.
Ensuite, l’argument du ministre ne résiste pas à l’épreuve des faits. Les conteneurs en provenance des ports de la capitale ne sont nullement épargnés par le racket. Ils subissent, eux aussi, les affres des barrages improvisés, des zones contrôlées, des “droits de passage” exigés par les groupes armés. Le problème n’est donc pas la provenance des marchandises, mais la perte de contrôle de l’État sur ses axes routiers. En d’autres termes : on ne résout pas une maladie en supprimant les symptômes visibles sur une seule partie du corps.
Mais au-delà de cette incohérence, c’est le véritable motif de cette décision qui mérite d’être mis en lumière. Car il ne s’agit pas ici d’une erreur de jugement, ni d’un excès de zèle mal orienté. Il s’agit d’une volonté politique froide et calculée, dictée par un petit groupe d’oligarques qui contrôlent les circuits d’importation maritime de Port-au-Prince. Ces magnats, assis sur un monopole ancien et férocement défendu, ne supportent pas la concurrence émergente d’une classe moyenne entreprenante, qui a trouvé dans les échanges terrestres via la République Dominicaine un moyen de contourner les barrières artificielles que leur impose le système portuaire contrôlé par une petit groupe monopolistique.
Ces entrepreneurs, souvent jeunes, audacieux, issus des régions ou des périphéries, se sont vus fermer les portes des ports. À leur encontre, tout est bon : surtaxes abusives, retards douaniers, pertes inexpliquées de cargaisons, séquestrations, pressions informelles. Ils ont donc fait preuve d’ingéniosité, en s’orientant vers les voies terrestres. Une bouffée d’oxygène qui leur a permis de survivre et, parfois, de prospérer. Mais dans une économie haïtienne verrouillée par une minorité, toute initiative indépendante est perçue comme une menace. Il fallait donc refermer la parenthèse. Et c’est ce que vient faire, sans honte, la circulaire signée par Alfred Metellus.
Ce geste, habillé de considérations sécuritaires, est en réalité un acte de soumission. Il sacralise un système économique dans lequel quelques familles dictent les règles du commerce, et où l’État n’est plus qu’un notaire chargé de certifier les privilèges. On ne combat pas les gangs. On combat ceux qui échappent au contrôle des puissants.
Mais que faudrait-il faire, réellement, pour réduire l’emprise des gangs armés et rétablir l’autorité de l’État ? La réponse est connue, répétée, documentée. Elle ne demande ni magie, ni miracle, seulement de la volonté politique :
1. Libérer les routes à l’aide de drones et de blindés légers, sécuriser les axes stratégiques, rétablir la libre circulation des personnes et des biens.
2. Scanner systématiquement les cargaisons aux frontières terrestres et maritimes à l’aide de technologies modernes — des équipements coûteux, certes, mais dont l’investissement est bien inférieur aux pertes actuelles.
3. Installer des postes militaires fixes à l’entrée des villes sensibles, pour dissuader les mouvements armés et restaurer une présence dissuasive de l’État.
Aucune de ces mesures ne sera mise en œuvre. Non pas qu’elles soient irréalistes. Mais parce qu’elles sont en contradiction totale avec les habitudes de collusion entre pouvoir politique et intérêts privés. Parce qu’elles feraient entrer la lumière dans des zones d’ombre volontairement entretenues. Parce qu’elles dérangeraient ceux qui profitent du désordre.
Ce n’est donc pas par ignorance que l’on prend de mauvaises décisions. C’est par fidélité à un ordre économique injuste, inégalitaire, organisé autour de la rente, du verrouillage et du contrôle. La circulaire du 25 mars n’est pas une erreur de gouvernance. C’est un manifeste. Un acte de guerre contre les petits commerçants, contre la classe moyenne, contre l’initiative décentralisée.
Et dans cette guerre, le ministre Metellus n’est pas neutre. Il a choisi son camp.
Renald Lubérice